Dans l’attente

Dans l'attente

Traduction Hélène Jouhanneau

J

e n'ai pas eu à attendre longtemps pour voir passer le cadavre de mon ennemi. C’est arrivé étonnamment vite. C’est peut-être cette surprise qui m’a maintenue éveillée toute la nuit. Ils avaient arrêté mon frère à la frontière avec un chargement de cocaïne. Mais quelle frontière ? me suis-je demandée.

Je l'ai entendu à la radio alors que je tournais la cuillère en bois dans la marmite remplie de lait et de sucre. Je préparais de la confiture de lait. J'avais alors largement le temps, tout comme aujourd’hui. Je revenais du salon de coiffure et je n'avais rien à faire. Quand je pense qu'avant je n'avais même pas une minute de libre : je rentrais du travail pour m'occuper de mes enfants. Et aussi de mon ex-mari, jusqu'à ce que je réussisse à me débarrasser de lui.

Parfois j'arrive à feuilleter un journal. On dirait qu'ils étaient très nombreux dans cette bande. Mon frère fournissait la flotte de taxis. Celle-là même qui impressionnait tellement maman. Avant ça, ça avait été les pièces automobiles. Il a acheté à maman une nouvelle maison avec jardin, piscine et barbecue couvert. Moi, je n’ai même pas eu un centime. Il paraît qu'ils se faisaient de fantastiques grillades. Une fois j'ai demandé à maman si je pouvais venir un dimanche avec les enfants. Nous aurions pris un taxi depuis le centre de Salta, où nous vivons, jusqu'à San Lorenzo.

Je connaissais San Lorenzo car j’y avais été plusieurs fois avec maman quand j’étais petite. Elle regardait ces maisons et ça la rendait folle. Maintenant que j'y pense, parce que j'ai tout le temps de penser, je crois qu'elle est devenue encore plus folle quand elle a déménagé là-bas. Elle a perdu son identité, à ce qu’on dit, comme ces chanteurs de Jujuy qui sont partis à Buenos Aires, puis en Espagne et après en France. Quand ils ont eu épuisé leur répertoire, ils se sont mis à utiliser des costumes que même à Jujuy on ne connaissait pas. Ils mélangeaient le tango avec des mots en quechua ou en guarani. À la fin, l'un d'eux est revenu pour raconter leur histoire. Mais maman n'est pas revenue, elle, elle est restée à San Lorenzo. Je me demande de quoi elle peut bien parler maintenant avec les nouvelles amies qu’elle s’était faites, avec qui elle prenait le thé. Elle ne m'a jamais invitée, sans même me donner d'explications. Elle ne m'a pas non plus dit pourquoi elle avait commencé à aller voir mes enfants chez leur père, des mois après que Juan et moi nous étions séparés.

Mon frère habite à Tucumán depuis qu'il est parti faire ses études à l'université. Là-bas il a étudié la comptabilité. Lui ils l'ont laissé faire, moi, non, à quoi bon étudier lorsque l'on est une femme?

On ne me l'a pas dit comme ça, on ne me l'a pas dit tout court. Moi on ne m’informait de rien, on faisait simplement.

Depuis qu'il a acheté la maison de San Lorenzo à maman, chaque fois qu'il vient il dort chez elle. Avant il allait dans un hôtel du centre, alors on se voyait. Je ne sais pas, peut-être que je faisais un effort. Mais bon, c’est mon frère… c’est ce que je me disais toujours. J'essayais aussi de faire en sorte que les enfants le voient, c'était leur oncle. Néstor venait sans prévenir, à n'importe quelle heure. Je faisais l'impossible pour m’adapter, je partais tôt du travail et je courais le voir. Je sortais comme s'il y avait le feu.

Trafic de cocaïne, c'était le titre de l'article. Moi je ne lis pas les journaux. Ça m'ennuie. Ils regorgent de mauvaises nouvelles et j'en ai eu ma dose. C'est une cliente qui me l'a dit, il paraît que c'était le plus gros chargement du siècle ou quelque chose comme ça. Une voiture pleine de cocaïne, presque faite en cocaïne. Mon frère a rejeté la faute sur le taxi qui le conduisait. Il dit qu'il l'escroquait. C'était comme un business parallèle.

Depuis ce jour-là, j'achète le journal, seulement pour lire les nouvelles sur Néstor. C'est une sorte de compagnie. C'est aussi une autre façon d'oublier le jour où on m'a enlevé mes enfants. D'essayer d'oublier. Je sais bien que je ne peux pas. Je pense tout le temps à mes enfants, rien qu’à eux. Je sais bien que je ne pourrai pas les récupérer, on m'a déclarée inapte à les élever. Tout était préparé, mon frère a payé le juge.

Et moi comme une idiote qui pensais que mon frère m'aimait, qu'il était de mon côté. Ensuite j’ai appris que maman allait voir mes enfants chez leur père. À moi, elle a cessé de me téléphoner.

J'avais décidé d'aller une fois par semaine au Ciné Club, j'avais toujours aimé voir des films bizarres. Là-bas ils passaient le genre de films qui ne sortent qu’à Buenos Aires. Une collègue du salon de coiffure m'a dit qu'elle y allait, et m'a demandé si je voulais... C'est ainsi que j'ai commencé à y aller le mercredi. C'était juste une distraction, je n'y ai même pas rencontré un homme avec qui sortir.

Parfois, entre deux rêves je me souviens de la psychiatre qui me posait ces questions, auxquelles il s’est avéré par la suite que j’avais si mal répondu. Je lui ai dit la vérité : qu'il nous battait tous les trois, qu’il buvait beaucoup, de plus en plus. Il rentrait tard à la maison, je ne savais pas où il passait sa journée, je voulais le quitter. Nous avions peur de lui. Il nous menaçait. En réalité, moi je préférais qu'il ne rentre pas. Chaque fois que nous parlions nous nous disputions. Je lui ai dit que je ne voulais plus parler avec lui parce qu'il m'interrompait, il me coupait la parole. Il se mettait en colère. Ses monologues étaient toujours plus longs. J'ai utilisé les mots les plus corrects que j'ai trouvés. J’ai été ponctuelle, on m’a quand même fait attendre deux heures. Je suis arrivée au travail à midi passé.

« Elle refuse le dialogue », j'ai vu qu'elle écrivait ça. Seulement ça. Je lui ai parlé pendant une heure et demie. Elle m’a posé beaucoup de questions. Comment allais-je remplacer le père de mes enfants ? Pourquoi les autorisais-je à ne pas le voir ? Faisais-je en sorte qu'ils se rencontrent ? Leur parlais-je bien de leur père?

C'était une femme avec une voix rauque, teinte en blond. Elle me coupait la parole. On voyait qu'elle avait parlé avant avec le père des enfants. Je m'en rends compte maintenant. Sur le moment ça a été comme une rafale. J'étais convaincue que j'avais raison, par contre, pour eux j'étais coupable.

plutôt deux officiers, l'avocate, le père, je ne sais plus qui d'autre. Ils ont dit à la pauvre petite Clara, la voisine qui m'aidait à m'occuper des enfants, que, si elle n'ouvrait pas la porte, ils l’enfonceraient. Ils venaient chercher les enfants, ils avaient un mandat judiciaire. La petite Clara en en est restée apeurée. Le papier est longtemps resté sur le plan de travail de la cuisine. Ces tampons, cet en-tête… Le seul point positif dans cette histoire c'est que je ne reçois plus ce genre de papiers.

Accusés en détention préventive, c'est ce que disait le journal. Ils faisaient allusion à mon frère et à l'un de ses amis d'enfance, qu'on appelait « Pichi ». Ils avaient pris huit ans de prison, pour trafic aggravé de stupéfiants, drogues dangereuses, réseau de connexions à travers le pays. Ils avaient même des associés à Buenos Aires et Montevideo. On ne se verrait donc plus. Ça a été un vrai soulagement.

Quand il venait à Salta, il m’obligeait à aller déjeuner chez maman. Je devais sortir en courant du salon de coiffure, perdre des clientes, prendre un taxi jusqu'à San Lorenzo. Je perdais aussi des clients, il y a des hommes qui, en cachette, se font faire les ongles. Il y en a de toute sorte, moi je ne pose pas de question. Je sais qu'ailleurs ils se sentent à l’aise. Ici non, ici ils ont honte. Ce qui est sûr c’est qu’il n’arrivait pas en bus : on me prévenait au dernier moment. J'arrivais toujours tard, ils me regardaient de travers. Je dépensais beaucoup d'argent en taxi, aller et retour, mais bon, c'est ce qu'il voulait. Je me reposerai quand il partira, me disais-je en courant.

Deux ans plus tard, tout à coup et sans que personne ne me prévienne, les enfants ont débarqué à la maison. Ça faisait trois jours que leur père n'était pas là, m’ont-ils dit. Mardi, quand nous sommes rentrés de l'école, papa n'était pas là et il n'est toujours pas rentré, m’a dit Tobías. Je les ai embrassés un long moment, je ne sais pas, on aurait dit que ça durait des jours. Je les ai trouvés plus grands. En un mois ils avaient beaucoup grandi. Peut-être la fois où ils avaient le plus grandi. La visite mensuelle tombait justement ces jours-ci. Ils étaient sales, affamés, ils n'avaient pas fait leurs devoirs. María était pleine de poux. Ils sont arrivés avec leurs tabliers d’école sur eux, les poignets noirs, je les ai lavés deux fois. C'était une fête. Ils disaient que le lendemain, après l'école, ils retourneraient chez leur père. Et que s'il n'était pas là, ils reviendraient à la maison. Et c'est comme ça qu'ils sont revenus.

Le lendemain quelqu’un a sonné à la porte. Les enfants étaient en train de goûter. Nous étions transis de peur. Je savais qu'il fallait répondre. Cela ne nous servirait à rien de nous cacher si c'était leur père. Il reviendrait avec la police.

Contre toute attente, ce n'était pas le père de mes enfants. C'était mon frère, il n'avait pas changé. Il n’avait pas l’air de quelqu'un qui sortait de prison. Ou plutôt si, il était capable de prendre du bon temps n’importe où. Toutes les expériences étaient bonnes, il tirait une leçon de tout, et il avait toujours quelque chose à m’apprendre.

« Ça c'est relativement bien passé en prison. Je suis sorti pour bonne conduite, ils ont réduit ma peine. Au lieu de huit ans, je n’en ai pris que deux. J'ai très bien organisé mon travail. L'entreprise va mieux fonctionner. J'ai acheté trois minibus, avec le tourisme ça avance pas mal. Mais en plus, j'ai la plus grande nouvelle du monde à t'annoncer : je me marie dans trois mois. Il faut que tu rencontres ma fiancée, elle s'appelle Karina, elle a vingt-six ans, un master en relations publiques. On est vraiment amoureux, on a beaucoup de points communs. Je n'avais jamais rien vécu de pareil. Maman la connaît déjà, elles s'entendent super bien. Je compte sur toi et les enfants, on sera habillés simplement ».

Il m’a donné un faire-part de son mariage. Il n’a même pas dit bonjour aux enfants. Je l'ai ouverte, une musique a retenti. Puis une voix a dit qu'ils se mariaient. Il y avait des photos d'eux qui sortaient de partout. Eux en train de s'embrasser, main dans la main, enlacés. Elle était belle, oui, une fille châtain aux yeux verts. On verra bien comment elle sera passés trente-cinq ans.

Je suis restée immobile. Habillés simplement. J'ai ressenti cette pression que j'ai toujours ressentie de faire ce que l'on me demande de faire. Je me suis dit que non, encore et encore. Ils m'avaient pris mes enfants. Comment allais-je aller à leur mariage ? Et j’ai continué à me le répéter pendant des semaines : je ne dois pas aller à ce mariage, je ne dois pas aller à ce mariage.